Michel Cloup BACKFLIP AU-DESSUS DU CHAOS

Tout recommence ici : à l’automne 2019, j’ai eu envie de me retrouver seul maître à bord d’un bateau que j’avais besoin de laisser dériver.
Comment continuer à écrire, composer et enregistrer après tant d’années ?
Comment conserver cette envie, cette excitation, après tant de groupes, de collaborations et d’albums ? Il faut se faire violence, chercher l’inconfort. C’est dans le danger que je retrouve toujours cette petite flamme qui devient incendie.

Fin 2019, j’ai eu envie de tout bousculer. J’aurais pu enchaîner sur un autre album en duo avec Julien Rufié (avec qui je travaille depuis 2015) mais j’étais déjà au boulot avec lui et Pascal Bouaziz sur les prémices de l’adaptation musicale du roman de Joseph Ponthus À la ligne, chansons d’usine.

Après presque dix ans d’épure du son, avec juste une guitare et une batterie, il fallait un changement, une cassure, un nouveau départ. C’était beau ce dépouillement, cette ivresse de la simplicité, mais déjà sur le dernier album en duo sorti début 2019 Danser, danser, danser sur les ruines il y avait un semblant de fuite en avant. Vous connaissez l’expression « aller voir ailleurs si j’y suis » ? Je sentais venir la fin d’un cycle en même temps que la fin de cette décennie.

Et puis il y avait l’âge, la cinquantaine qui approchait, que j’ai depuis prise dans la gueule, ça c’est fait, merci.
Quelques mois auparavant, j’avais réécouté les premiers albums de Diabologum pour des rééditions en étant subjugué par l’énergie de ces disques foisonnants et sans limites, genre « on fait ce qu’on veut, ça passe ou ça casse, on s’en fout ».

Oui mais moi, alors, mon prochain disque, c’est quoi ?
J’en étais là.
Option 1 : un album de vieux con, avec ma guitare, ma voix, des chansons lentes et éventuellement un quatuor à cordes ?
Option 2 : je remets le compteur à zéro et je pars sur autre chose ? Tout en sachant qu’après 30 ans de musique, on ne se réinvente pas totalement, heureusement que ce genre de naïveté a disparu avec l’âge.

Fin 2019, je suis allé dans mon studio de répétition avec une boucle rythmique et un riff de guitare, j’ai branché mon micro et je me suis laissé aller sans avoir écrit de texte, en totale improvisation. J’ai tout enregistré. C’est ce que vous pouvez entendre sur la plage 5 : Lâcher prise. Ce jour-là, j’ai choisi l’option 2, ou c’est elle qui m’a choisi. Je ne sais pas.

Au fil des mois, entre les concerts et l’enregistrement d’ « À la ligne », d’autres titres sont venus à moi, sans trop de réflexion, dans ma chambre à coucher, dans mon studio de répétition. J’ai branché la guitare, la basse, j’ai improvisé, j’ai programmé des rythmes, j’ai joué du synthé, j’ai écrit, j’ai chanté, j’ai découpé tout ça, j’ai essayé de nouveaux effets, j’ai tout refait, j’ai tout effacé, et paf, au hasard d’un accident, un autre morceau. Mixage. Bounce.

J’ai continué à me laisser aller, en essayant de désapprendre ou de réapprendre, en faisant des choses qui rendraient malade un ingénieur du son professionnel ou un puriste de la guitare vintage. J’étais bien dans mon bac à sable.

J’y ai passé des heures et des heures jusqu’au printemps 2022 où j’ai mis de l’ordre dans tout ce que j’avais enregistré, parce que, bien sûr, je m’étais un peu éparpillé par moments.
Il y a quoi dans ce disque ? Maintenant qu’il est finalisé, j’arrive à comprendre (à peu près) ce que j’ai voulu faire. Jusque-là, il était hors de question de conceptualiser quoi que ce soit, juste écrire et enregistrer, point.

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Il est à l’image de ce qu’il se passe dans ma tête, à l’image de mes goûts : c’est parfois simple, parfois complexe, souvent contradictoire.
Ce sont mes certitudes, mes doutes, ma colère, ma tristesse, mon rire désabusé mais aussi tout ce qu’il me reste d’espoir face à ce qui m’entoure, à ce qui s’écroule, à ce qui tient toujours debout, encore une fois mis en mots et en musique.

C’est ma discothèque passée au grinder puis à l’extracteur de jus : du rock bruyant jusqu’au hip hop lourd, de la guitare freestyle jusqu’aux riffs primitifs de synthés analogiques.
C’est ce puzzle de débris hétéroclites de mots et de sons qui squattent mon cerveau et que j’ai, cette fois-ci, laissé volontairement un peu en désordre.

Ces dernières années ont été compliquées pour pas mal de monde, y compris pour moi. Il y a eu la disparition de Joseph Ponthus, qui était devenu un ami proche (il y a une chanson pour lui sur le disque) ainsi qu’une succession d’événements personnels et familiaux plutôt difficiles. Je n’avais pas envie de revenir avec un album accablant mais plutôt avec une boule de feu qui hurle en s’agitant frénétiquement dans tous les sens. Backflip au-dessus du chaos. Pendant une tournée américaine avec Binary Audio Misfits à la fin des années 2000, au moment où nous allions monter sur scène dans un club miteux avec une sono foireuse sans avoir fait de soundcheck, mon ami Jason, un des rappeurs Texans qui faisait partie du groupe, m’a dit : « It’s time to turn shit into gold ».

Et comme rien n’est simple avec moi, cet album sera défendu sur scène en trio, parce que oui, c’est sympa d’être seul mais jusqu’à un certain point. Je vais retrouver Julien Rufié, qui a contribué à la programmation rythmique de deux titres sur l’album et qui en concert sera au contrôle des fûts, des sons électroniques et de son synthé analogique. Il y aura aussi Manon Labry, du groupe No Milk Today, à la guitare et à la basse. Chacun•e a rajouté son petit grain de piment, ses arrangements personnels. Power trio ? Assurément. Je peux affirmer sans craintes que l’esprit de l’album est totalement préservé.